On risque d'avoir une explosion des inégalités
- Écrit par Médiapart
Alors que le gouvernement annonce la retraite à 64 ans,
Mediapart reçoit l’économiste Philippe Askenazy. Il revient sur les conséquences désastreuses qu’aurait cette décision sur les inégalités.
Quelles seraient les conséquences d’un recul de l’âge légal de départ à la retraite ?
Pour l’économiste Philippe Askenazy, notre invité, la mesure est particulièrement inégalitaire car elle pèsera mécaniquement sur les travailleurs les plus pauvres.
Réforme des Retraite, les jeunes manifestent
- Écrit par Reporterre
Ils et elles ont 18, 20 ou 23 ans, et leur avenir les préoccupe. L’horizon d’un départ en retraite à l’âge de 64 les plonge dans un état de « colère ». Une angoisse face à l’avenir qui les pousse à agir. Parce qu’ils « ne s’imaginent pas travailler plus longtemps » et espèrent qu’une « définition du travail » est « possible », manifester contre la réforme des retraites frôle « l’évidence » disent-ils.
Contrairement aux Marches pour le climat où elles déferlent en nombre, jeudi 19 janvier, à Paris, on aperçoit quelques jeunes pousses parmi toutes les classes d’âge.
Fait inédit depuis douze ans, tous les syndicats ont réussi l’union parfaite : ensemble, ils ont rassemblé plus de 1,12 million de personnes en France, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, et plus de 2 millions selon les organisateurs. Un premier coup de boutoir pour une « puissante mobilisation dans la durée », afin d’empêcher tout recul de l’âge légal de départ à la retraite, fixé par le gouvernement à 64 ans. Sans compter qu’en 2020, aidée par la pandémie, la contestation l’avait emportée.
Il est bientôt 14 heures place de la République, à Paris, et le cortège de la manifestation contre la réforme des retraites va bientôt démarrer de la place de la République pour rallier celle de la Nation. Pablo, porte-parole de Fridays for Future, attend ses amis devant une brasserie. À 18 ans, cet étudiant en économie exclut l’idée de pouvoir « travailler toute la majeure partie de [sa] vie ». « Se battre contre le réchauffement climatique, c’est aussi lutter afin de pouvoir profiter de notre avenir », dit-il d’un ton enthousiaste.
À sa gauche, Louise, 19 ans, abonde dans le même sens. Dans sa main, une pancarte floquée d’un slogan qui sonne le tocsin : « À chaque étape de la vie, la macronie est pourrie. »
Parce que la réforme des retraites « se veut dans la droite lignée d’un système capitaliste néolibéral » suivant lequel « il faudrait produire plus pour consommer toujours plus », elle marche aujourd’hui pour « défendre la sobriété ».
Consciente des embuches à venir, la jeune femme a mis en pause ses études en sciences politiques pour se former à l’activisme politique. « Le problème actuel, c’est que notre agenda politique est verrouillé par tout un tas de sujets autres que la question climatique. L’urgence face au recul des droits sociaux fait que l’on ne peut pas être efficace sur tous les dossiers », regrette la militante de Fridays for Future, tout en avalant une bouchée de son sandwich.
« On ne peut pas faire d’écologie sans faire de social »
Au milieu du cortège en direction de la place de la Nation, Lola, 25 ans, se veut plus optimiste. Sous son drapeau affichant un sablier, symbole du mouvement écologiste Extinction Rebellion (XR), elle mentionne, au contraire, « une lutte qui rassemble ». « On ne peut pas faire d’écologie sans faire de social », souffle-t-elle d’une voix saccadée.
La plupart des jeunes rencontrés ce jeudi font un constat : l’allongement de la durée du travail va durement affecter les métiers les plus précaires et pénibles. « On ne peut pas laisser mourir les ouvriers ! » affirme Ewen. À tout juste 18 ans, il accumule déjà une certaine expérience en manifestation, dans la droite lignée d’un héritage familial marqué traditionnellement « à gauche », confie-t-il. Ce jeudi, il est catégorique : « Économiquement, cette réforme n’aide en rien. »
À ses côtés, son ami Mathys marche en pensant à son père et à son frère, tous deux soldats du feu. « Leurs conditions de travail ne cessent de se dégrader, ils réalisent de plus en plus d’interventions qui dépassent leur cœur de métier. Pour autant, pompier n’est pas reconnu comme métier à risque, vous le saviez ça ? » nous dit-il d’un ton las.
D’autant plus que l’espérance de vie d’un pompier est inférieure de sept ans à la moyenne nationale (85,2 ans pour les femmes, 79,3 ans pour les hommes). Preuve de son soutien, le jeune homme manque même quelques cours pour lutter contre la réforme. « Et pourtant, nous, les lycéens, nous ne sommes même pas comptés en tant que grévistes », sourit-il, une canette de bière à la main.
En début de cortège, Louri Chrétienne, lui, n’a pas eu besoin de « sécher » quoi que ce soit. Le blocus qu’il a initié devant son lycée parisien n’a pas eu l’effet escompté. Pour cause : « Tous les lycées ont dû fermer les uns après les autres tellement nous comptons d’enseignants grévistes », se réjouit-il derrière ses mèches bouclées recouvrant son front. Du haut de ses 17 ans, il est le président de la Fédération indépendante et démocratique lycéenne (FIDL). Le but de sa présence ? « Montrer notre solidarité avec les vieux », plaisante-t-il du tac au tac. Avant de prendre un air plus sérieux : « Et défendre notre droit à partir à la retraite en bonne santé. »
Quelques mètres plus loin, un groupe d’étudiants de la prestigieuse École normale supérieure (ENS) saute sur place au son de « anti, anti, anticapitalistes ». Lorsqu’on l’interroge sur les raisons de sa présence ce jeudi, Clémence, 22 ans, se dit « désarçonnée », comme si la réponse relevait de l’évidence : la construction d’un mouvement qui espère sonner le glas de « la destruction des acquis sociaux menée par Emmanuel Macron ».
Après une première journée réussie, les organisations syndicales prévoient une deuxième journée de mobilisation mardi 31 janvier.
Réforme des retraites : ce futur productiviste à l’heure du désastre climatique
- Écrit par Amélie Poinssot
« Sans planète, pas de retraite », lisait-on, il y a trois ans, dans les cortèges contre la réforme des retraites tentée du premier quinquennat Macron. Et c’est d’ailleurs le message qu’a voulu faire passer la nouvelle secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts, Marine Tondelier, le 8 janvier, sur France Inter : « Dans un monde à + 4 degrés dans trente ans, on ne se posera plus la question répartition ou capitalisation, 62 ou 64 ans… Si on veut protéger nos droits sociaux, il faut aller dans la rue dès maintenant, mais il faut aussi avoir dans l’œil le moyen et le long terme sur le climat. » Associations et collectifs du combat climatique ont d’ailleurs appelé à manifester ce jeudi. Or ce sont principalement des produits financiers qui reposent sur des investissements dans les énergies fossiles. Et comme le montre une toute récente étude de l’ONG Reclaim Finance, les sociétés qui gèrent ces fonds (Generali, Crédit agricole, BNP Paribas...) n’ont pas l’intention, à ce stade, de retirer leurs fonds de ces placements climaticides juteux. Travailler plus pour cotiser plus, produire plus, consommer plus… alors que de nombreuses études montrent qu’une façon de réduire nos émissions de gaz à effet de serre serait de réduire le temps de travail. Une retraite tôt, tout comme la semaine de quatre jours, c’est plus de temps pour des mobilités lentes, une consommation moins compressée, de l’engagement associatif. C’est la possibilité d’une société plus solidaire et attentive à l’autre, dans un rapport plus équilibré à la planète. Un futur tellement plus désirable que ce que nous propose l’exécutif macroniste. Amélie Poinssot travaille et j'enquête sur les thématiques liées à l'agriculture et à la production alimentaire : agrobusiness, lobbies, marchés agricoles, risques sanitaires, impacts sur le vivant, alternatives. |
Présenter la réforme des retraites comme juste pour les femmes relève du boniment
- Écrit par Christiane Marty
Le ministre du travail, Olivier Dussopt, a assuré, le 30 novembre 2022 sur France 2, qu’un objectif « absolument majeur » de la réforme de retraites était d’« améliorer notre système, parce qu’il est injuste ».
A sa suite, la première ministre, Elisabeth Borne, a déclaré à plusieurs reprises que pour que la réforme soit juste pour les femmes, l’âge d’annulation de la décote resterait à 67 ans ! On garderait donc la décote, qui est un abattement très injuste pour les carrières incomplètes et qui pèse par conséquent plus sur les femmes.
Elle a été qualifiée en 2019 de « double pénalisation » par le haut-commissaire aux retraites, Jean-Paul Delevoye. Où est donc le progrès ?
L’injustice majeure que constitue l’importante inégalité de pension entre les femmes et les hommes non seulement n’est aucunement prise en compte, mais risque fort d’augmenter avec le recul de l’âge de la retraite comme avec un allongement de la durée de cotisation.
Rappelons la situation. Si les salaires des femmes sont inférieurs en moyenne de 22 % à ceux des hommes (Insee 2022), leurs pensions de droit direct sont inférieures de 40 % à celles des hommes. Ce chiffre est encore de 30 % pour les nouveaux retraités partis en 2020, selon la direction de la recherche du ministère du travail. La retraite amplifie donc encore les inégalités de salaires. Lorsque nos dirigeants sont interpellés sur ces inégalités de pension, la réponse classique est qu’elles se réduisent au fil du temps. En réalité, elles stagnent, comme stagnent les inégalités de salaires.
Inégalités aggravées
Le COR note que le taux de pauvreté des retraités augmente depuis 2016 pour les personnes âgées de plus de 65 ans qui vivent seules ; parmi elles, ce taux atteint même 16,5 % pour les femmes. L’annonce d’un minimum de pension à 85 % du SMIC pour une carrière complète est évidemment bienvenue… mais il était déjà prévu dans la loi de 2003 et n’a jamais été appliqué ! Surtout, ce minimum ne concernera pas les personnes déjà en retraite.
Même si les carrières des femmes s’allongent au fil des générations – du fait surtout de la montée en charge de l’assurance-vieillesse des parents au foyer –, elles restent plus courtes que celles des hommes, de 2,1 ans pour la génération 1950. Il est donc plus difficile pour elles d’atteindre la durée de carrière exigée. Elles subissent alors la décote. Pour cette génération 1950, la décote a ainsi concerné 8 % des femmes contre 6 % des hommes, et avec un effet plus important pour elles. Pour éviter de la subir, 19 % des femmes, contre 10 % des hommes, ont dû attendre l’âge du taux plein (67 ans aujourd’hui) pour partir en retraite. Tout nouvel allongement de la durée de cotisation ne ferait qu’aggraver ces inégalités.
De même, tout recul de l’âge légal de départ signifiera une prolongation de la situation précaire que vivent de nombreuses personnes – parmi elles, une majorité de femmes – entre la fin de l’emploi et la liquidation de la retraite. Une proportion sensible de personnes passe en effet par des périodes de chômage ou d’inactivité entre leur sortie du marché du travail et leur départ à la retraite. Ainsi, 37 % des femmes de la génération née en 1950 et 28 % des hommes n’étaient plus en emploi l’année précédant leur retraite : environ la moitié d’entre elles étaient au chômage, en inactivité, en maladie ou en invalidité.
Pénibilité « occultée »
La retraite est souvent vue comme une délivrance, du fait de conditions de travail difficiles et de la pénibilité, qui reste très mal prise en compte aujourd’hui. Elisabeth Borne a annoncé vouloir permettre aux « personnes cassées par le travail » de partir plus tôt. Déclaration très vague… et en décalage avec ce qui a été fait précédemment : en 2017, le président Macron a supprimé quatre des dix critères pris en compte auparavant, précisément ceux qui concernaient de fait le plus de personnes. En attendant une nécessaire amélioration des conditions de travail, la pénibilité doit être mieux reconnue au niveau de la retraite, sans oublier celle qui caractérise les métiers féminins : or celle-ci est « largement occultée », comme l’a établi notamment le Conseil économique, social et environnemental.
Alors que les inégalités de pensions entre les sexes sont dues aux inégalités de salaires et aux interruptions de carrières des femmes pour prendre en charge les enfants du fait de l’insuffisance des modes d’accueil, l’instauration, en 2019, d’un « index de l’égalité » s’est révélée très insuffisante pour améliorer l’égalité salariale, et rien n’est réellement fait pour permettre aux femmes de rester en emploi à l’arrivée d’un enfant. Le taux d’activité des femmes reste ainsi très inférieur à celui des hommes, entraînant des pensions plus faibles pour elles, mais privant aussi les caisses de retraite de recettes de cotisations. Pour mieux financer les retraites, le gouvernement se focalise sur l’augmentation du taux d’emploi des seniors, déplorant un taux plus faible que dans les autres pays. Il semble lui échapper que le taux d’emploi des femmes place la France au 25e rang des 38 pays de l’OCDE, et qu’il y aurait là de forts progrès potentiels !
Présenter la réforme comme juste pour les femmes relève du boniment. La vérité est que les mesures prévues à ce jour aggraveront la situation des femmes, et que rien de ce qui permettrait de l’améliorer n’est prévu.
Christiane Marty est ingénieure-chercheuse, membre du conseil scientifique d’Attac et de la Fondation Copernic, coautrice de « Retraites, l’alternative cachée » (Syllepse, 2013)
Les sept perfidies de la réforme des retraites 2023
- Écrit par JM Harribey
Dans le débat qui s’annonce pour le début de l’année 2023 au sujet de la réforme des retraites, comment peut-on décrypter les discours du président Emmanuel Macron et du gouvernement ?
Autant d’arguments avancés, autant de contre-vérités factuelles [1].
Gouverner par anti-phrases contribue-t-il au débat démocratique, éclaire-t-il celui-ci ou consiste-t-il à faire prendre des vessies pour des lanternes ?
En 1671, Molière mettait en scène « Les fourberies de Scapin ». En 2022-2023, de qui parlerait-il ?
1. Une perfidie sur l'espérance de vie
Lors de la réforme dite Fillon de 2003, le gouvernement d'alors avait tenté de la justifier par l’argument mathématique suivant. Puisqu’en moyenne les deux-tiers de la vie adulte étaient passés au travail et un tiers au temps de retraite, il fallait appliquer cette règle à l’allongement constaté de l’espérance de vie : deux tiers de cet allongement pour travailler plus longtemps, un tiers pour augmenter le temps de retraite ; on avait appelé cela la règle des 2/3-1/3. À l’époque, les démographes et statisticiens disaient que le gain d’espérance de vie était d’un trimestre par an.
Or ce n’est plus du tout le cas. L’espérance de vie augmente très peu : un mois par an environ au lieu d’un trimestre. Ainsi, depuis 2010, les Français ont en moyenne gagné une année d’espérance de vie [2].
Que propose Monsieur Macron ? Une année d’espérance de vie gagnée et trois ans de travail en plus : donc neuf tiers de l’allongement de l’espérance de vie.
Par rapport à la réforme Fillon, celle du président Macron est 9/3 / 2/3 = 9/2 = quatre fois et demie plus sévère, plus réactionnaire [3].
2. Une perfidie à l’encontre des premiers de corvée
Si le projet Macron est mené jusqu’au bout, il faudra attendre 65 ans pour pouvoir partir à la retraite. Ceux qui ont commencé à travailler à 18 ans auront travaillé pendant 47 ans, sauf s’ils bénéficient des dispositifs dits de carrière longue. Ceux qui ont commencé à travailler à 23 ans après des études longues et qui doivent 42 ans de cotisation auront juste 65 ans au moment de partir à la retraite. Donc cela ne changera rien pour eux par rapport à la législation actuelle.
Les économies que veut réaliser le gouvernement se feront donc sur le dos de ceux qui ont commencé à travailler tôt, occupé les travaux les moins bien payés et de, surcroît, les plus pénibles, en un mot les premiers de corvée.
Autrement dit, pour ces derniers, et notamment pour les femmes, ce sera la triple peine : mauvaises conditions de travail et mauvais salaires + moindres pensions + moindre espérance de vie.
L’ignorance des écarts d’espérance de vie entre les catégories socio-professionnelles frise l’autisme politique :
à 35 ans, l’écart d’espérance de vie entre un ouvrier et un cadre est de 7 ans, et celui de l’espérance de vie en bonne santé est de 10 ans.
L’ignorance des inégalités de salaires entre femmes et hommes (22 % en moins en moyenne au détriment des premières), se transformant en 40 % de moins pour les pensions, ajoute le sexisme à l’autisme.
3. Une perfidie sur la part des pensions dans le PIB
Le gouvernement estime qu’il faut stabiliser la part des pensions dans le PIB à 14 % pour les cinquante années prochaines.
Or, pendant ce temps, la proportion de retraités dans la population passera de 18,5 % aujourd’hui à 27,5 % en 2070 selon un scénario central de croissance démographique [4]. Le résultat ne peut être qu’une très forte régression du niveau de vie relatif des personnes âgées par rapport à la population active, quelle que soit l’évolution du niveau absolu du PIB. Le projet Macron ne pourrait qu’accentuer l’effet des réformes passées. Sans ces réformes passées, et selon un scénario de croissance annuelle moyenne de la productivité du travail de 1 %, la part des pensions dans le PIB aurait été de 6 points de pourcentage supplémentaires à l’horizon 2070 [5].
Au niveau individuel, la pension moyenne brute relative au revenu d’activité brut moyen passerait de 50,3 % en 2021 à 39,4 % en 2070 selon le scénario de gain annuel de productivité de 0,7 % et à 32,6 % avec le scénario à 1,6 % [6].
4. Une perfidie sur l’emploi
Le leitmotiv du gouvernement est qu’il faut augmenter le taux d’emploi des séniors. En 2021, ce taux était de 56,1 % entre 55 à 64 ans, modulé ainsi : 75,1 % de 55 à 59 ans (+24,7 points depuis 2000 du fait des réformes précédentes), et 35,5 % de 60 à 64 ans (+24 points depuis 2000).
Mais près de la moitié des plus de 60 ans sont déjà hors emploi et le COR prévoit un maintien du taux de chômage à 7 % au début de la décennie 2030. Le sas de pauvreté entre l’emploi et la retraite concerne 28,3 % des plus de 60 ans, ceux qui ne sont ni en emploi ni en retraite, et qui doivent vivre avec un RSA, une allocation d’adulte handicapé ou une allocation d’invalidité.
Pourquoi cette obstination à faire travailler plus longtemps ceux qui ont encore un emploi et à maintenir au chômage 7,4 % de personnes en catégorie A, soit 3,185 millions, et 5,447 millions en catégories A, B et C (hors Mayotte) ? Pourquoi conserver une hypothèse de taux d’emploi des femmes qui restera éternellement inférieur de 8 % à celui des hommes ?
N’est-ce pas la même logique qui a inspiré les deux réformes de l’assurance chômage, visant d’abord à augmenter la durée de travail nécessaire pour le versement des allocations, et ensuite à diminuer celles-ci si la situation économique s’améliore ? La réponse tient dans la fixation du taux de chômage à 9 % comme seuil définissant le passage d’une situation conjoncturelle favorable à une situation défavorable, comme si on considérait que le plein emploi était atteint à ce taux. Et que vaut la promesse de mieux prendre en compte la pénibilité des travaux après en avoir supprimé plusieurs critères (manipulation de charges lourdes, postures pénibles, vibrations mécaniques, agents chimiques dangereux) ?
5. Une perfidie sur la rigidité éternelle des rapports sociaux
Pour refuser la moindre augmentation du taux de cotisation vieillesse pour accompagner l’augmentation de la proportion de retraités dans la population, le gouvernement table sur le fait que la répartition de la richesse produite entre travail et capital ne bougera plus pendant les cinquante ans à venir, c’est-à-dire que la part salariale restera figée à un niveau inférieur de 3 à 5 points de pourcentage de PIB à celui qui était en cours avant la phase néolibérale. De même, il table sur l’arrêt définitif de la tendance séculaire à la diminution du temps de travail [7] ; au contraire, il entend ouvrir une nouvelle ère, celle de travailler toujours plus pour produire n’importe quoi. La rigidité des rapports sociaux ainsi postulée confine au mieux à l’aveuglement, au pire au cynisme.
6. Une perfidie ubuesque
La perfidie est à son comble en laissant croire que reculer l’âge de la retraite à 65 ans crée le moindre emploi supplémentaire, rendant ubuesque la déclaration du président Macron (22 septembre 2022, interview BFMTV) :
« On doit faire la réforme des retraites de manière transparente et apaisée. En parallèle, on est en train de refonder de grands services publics : l'hôpital, l'école et notre sécurité. Ça coûte de l'argent. Est-ce qu'on peut le financer par le déficit ? Non. Nous sommes un des pays qui a le plus grand déficit en Europe. Peut-on le financer par plus d'impôts ? Non. Nous sommes le pays parmi ceux taxant le plus en Europe.
La vérité, c'est qu'il nous faut travailler plus et produire plus de richesses dans notre pays si nous voulons protéger, avoir une politique de justice sociale et défendre le modèle social français, sa force et son avenir.
Ubuesque, mais peut-être est-ce une fourberie puisqu’il déclarait lors de sa conférence nationale du 25 avril 2019 à l’issue du prétendu Grand débat national :
« Franchement, ce serait hypocrite de décaler l’âge de la retraite… Quand on est peu qualifié, quand on vit dans une région qui est en difficulté industrielle, quand on est soi-même en difficulté, quand on a une carrière fracturée, bon courage déjà pour arriver à 62 ans ! C’est ça la réalité de notre pays. On va vous dire : non, non, faut aller jusqu’à 64 ans ! Vous savez déjà plus comment faire à 55 ans ! Les gens vous disent : les emplois, ce n’est plus bon pour vous. C’est ça la réalité… Vous dire : mes bons amis, il faut travailler plus longtemps, c’est le délai légal, ce serait hypocrite ! ».
7. Mais des perfidies qui ne manquent pas de cohérence
Le gouvernement a compris que plus jamais nous n’aurons une croissance économique durablement forte. Il a fait siennes les hypothèses de plus en plus réduites de croissance de la productivité du travail pour les décennies à venir retenues par le COR. Comme il n’entend pas remettre en cause la répartition de la valeur ajoutée produite et qu’il assure au contraire de sa volonté à continuer de favoriser les classes possédantes, il n’a plus qu’une solution : contraindre les droits sociaux, contraindre les salaires (dont les hausses sont remplacées par des primes) et stabiliser la part des pensions, donc les diminuer individuellement. Ainsi, il pense pouvoir répondre positivement aux impératifs pseudo-scientifiques de baisse des dépenses publiques et sociales, soit de manière absolue si le climat social le lui permet, soit en tout cas de façon relative en maintenant la croissance nominale des dépenses publiques et sociales en dessous de la progression de la valeur ajoutée, si minime soit cette dernière. Comme quoi, une réforme remplie de perfidies peut se révéler très cohérente avec les intérêts de la classe dominante.
[1] Je remercie Christiane Marty pour sa relecture. Elle n’est pas responsable si j’ai laissé des erreurs.
[2] Le COR (Rapport 2022, p. 23) est même encore plus pessimiste : entre 2014 et 2016, l’espérance de vie instantanée à 60 ans a augmenté de 0,1 an pour les femmes en 5 ans et de 0,3 an pour les hommes, soit en prolongeant la tendance 0,2 an pour les femmes en une décennie et 0,6 an pour les hommes.
[3] On peut calculer ce rapport autrement : une année d’espérance de vie devait entraîner selon la règle Fillon huit mois de travail de plus, alors que la réforme Macron exigera 36 mois de travail supplémentaires : 36/8= 4,5.
[4] Le ratio des personnes de 20 à 64 ans par rapport aux personnes de 65 ans et plus passera de 2,67 aujourd’hui à 1,76 en 2070 (COR, 2022, p. 34).
[5] A. Bozio, « Système de retraite et croissance économique », Conférence du COR, 15 novembre 2021, graphique, p. 10.
[6] COR (2022, p. 74).
[7] Ces deux postures sont calquées sur les hypothèses du COR (2022, respectivement, p. 48 et 47).
La « prise illégale d’intérêts », c’est leur métier !
- Écrit par François Ruffin
Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Élysée, surnommé le « vice-président », vient d’être mis en examen pour « prise illégale d’intérêts » : au nom de l’État, il a voté des contrats en faveur de sa firme familiale, l’armateur MSC, où il a ensuite pantouflé dans un emploi fictif, avant de rétro-pantoufler…
C’est une histoire un peu compliquée. Et je laisse à d’autres, aux champions des investigations, le soin de vous démêler les fils de ce dossier.
J’élargis :
Alexis Kohler poursuivi sur MSC, c’est un peu comme Al Capone qui tombe pour fraude fiscale. Il est coincé sur un détail.
Mais c’est l’ensemble de son œuvre, de son œuvre menée avec Emmanuel Macron, qu’il faut contempler :
la « prise illégale d’intérêts », livrer le pays aux intérêts privés, c’est leur métier !
Pourquoi demander des sanctions ou une démission ?
C’est sa fonction ! Ou plutôt, pour être exact, leur métier, leur fonction, c’est de rendre légale, cette prise du pays par des intérêts privés.
Leur mandat premier, c’est de servir d’abord les financiers.
On peut citer les dossiers où le duo Kohler-Macron a joué un rôle plus qu’actif, de mécano et de cerveau.
Alstom bradé aux Américains de General Electric, avec une catastrophe industrielle à la clé, certes, un fleuron national sacrifié, mais 1,6 milliards d’engrangés pour Bouygues, et des centaines de millions d’euros pour les banques d’affaires et les cabinets conseils, pour le Tout-Paris de la finance. Autant de gens d’argent qui, les Macron Leaks l’ont révélé, ont sorti le chéquier pour la campagne 2017 de leur poulain.
Mais durant leur passage à Bercy, d’autres fleurons seront cédés aussi. C’est Alcatel, vendu au finlandais Nokia pour 15 milliards. Lafarge, au suisse Holcim pour 17 milliards. Technip, au texan FMC Technologies pour 8 milliards. C’est la grande braderie du pays.
Depuis leur entrée à l’Elysée, il faut élargir la focale. Ne pas regarder, seulement, les joyaux de la couronne laissés aux argentiers, les participations dans Engie soldées, dans la Française des jeux, l’opération avortée d’Aéroports de Paris, la découpe en cours d’EDF, les dons par centaines de millions à Sanofi, Blackrock qui surveille les retraites, etc.
La moindre de leur décision est marquée de ce sceau : non pas, d’abord, l’intérêt de la nation, la prospérité du pays, l’intérêt des Français.
Mais avant tout, l’intérêt de leurs amis financiers, des leurs, de leur milieu, des mécènes d’En Marche ! Et avec tout un travail, ensuite, rhétorique, sophistique, médiatique, pour confondre l’intérêt de la Finance et celui de la France, pour que la prospérité des financiers signifie celle des Français.
À tel point que l’Europe, que le Parlement européen, que la Commission européenne même, apparaissent – c’est un comble – comme moins pro-business, comme moins fanatiquement libéraux, que notre gouvernement, que notre président.
Qui s’est opposé à un congé parental, que souhaitaient la Commission et le Parlement ? La France, la France de Monsieur Macron.
Qui s’est opposé (pas tout seul) à la taxe sur les transactions financières ? La France, la France de Monsieur Macron.
Qui s’oppose à des droits pour les travailleurs des plateformes, Uber et compagnie ? La France, la France de Monsieur Macron.
Qui freine la taxe sur les superprofits, que recommande Bruxelles depuis des mois ? La France, la France de Monsieur Macron.
Et c’est parfois une franche trahison de la Nation, sur terre comme sur mer. Les financiers néerlandais ont, dans la Mer du Nord, envoyé leurs navires de pêche électrique. Les pêcheurs de Dunkerque, et les associations environnementales, ont protesté.
Mais qu’a fait la France de Monsieur Macron ? Elle n’a pas bougé. Avec, au bout, l’épuisement de la « ressource », et la ruine des pêcheurs artisans.
La Mer du Nord étant presque vidée, les financiers néerlandais s’avancent vers la Manche, et avec une nouvelle technique, gigantesque : la « pêche démersale ». 98 % des artisans pêcheurs s’y opposent. Les associations environnementales remontent au créneau.
Mais que fait la France d’Emmanuel Macron ? Elle ne bouge pas le petit doigt. Elle fait le choix des financiers néerlandais contre les pêcheurs français.
Sur les transports, l’industrie, les Ehpads, la santé… Par mille détails, dans tous les projets de lois, c’est tous les jours que ce choix est fait : les financiers avant les Français. L’argent avant les gens.
Avec ce bilan :
En cinq années de Macron, les cinq premières fortunes françaises ont triplé. La part des « 500 familles » est passée de 20 % du PIB à près du double, 38 %. Durant la pandémie, les milliardaires français se sont enrichis comme jamais. Et malgré la crise qui suit, ou grâce à elle, de l’Ukraine et de l’énergie, d’après Les Echos de mon ami Bernard Arnault, « la distribution de dividendes atteint un record en France ».
Macron et Kohler ne sont pas la cause de tout cela.
Je ne le prétends pas.
Cette « inégalisation interne » est due, pour beaucoup, à l’ouverture de l’économie, à la mondialisation.
Mais quel est le rôle, alors, du pouvoir politique ? Sinon empêcher ce mouvement, au moins le freiner, le tempérer, le contrebalancer, par des mesures de justice fiscale.
Que font-ils, à l’inverse, depuis cinq ans ? Ce mouvement, ils l’aggravent, par des mesures d’injustice fiscale.
ISF, flat tax, exit tax, baisse de l’Impôt sur les sociétés… Est-il nécessaire de reprendre la liste ? Au total, c’est 50 milliards d’euros par an pour les plus riches et pour les firmes.
50 milliards qui s’ajoutent aux cadeaux fiscaux d’avant. Et dans ce budget soi-disant « à l’euro près », que s’apprête-t-on à faire, en cet automne ? Supprimer la CVAE, la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises : 8 milliards d’euros en moins, 8 milliards qui, pour les deux tiers, bénéficieront aux plus grosses sociétés.
C’est une gigantesque prise légale d’intérêts.
C’est la ruine organisée de l’État.
C’est autant en moins pour l’Education, les Transports, les Bâtiments, mais autant de libéré pour des dividendes, des rachats d’actions, des plus-values.
Souvent, j’entends parler de « lobbies ». Mais le mot est trop gentil : il suppose une pression de l’extérieur sur l’État. C’est de l’intérieur, et jusqu’à son sommet, que l’État est aujourd’hui colonisé. Avec leurs pantouflages et leurs rétro-pantouflages, Macron et Kohler sont bien sûr les archétypes.
Ce président banquier d’affaires, qui fraie parmi les milliardaires, choisi par eux comme candidat, célébré comme roi d’avance par tous leurs médias, et les chèques de 5 000 euros qui affluent à son jeune parti, sa campagne financée depuis la City ou la Suisse…
Je passe, cet épisode me lasse. Lui n’est que l’apothéose d’une orgie entamée de longue date, et à tous les étages.
On ne les compte plus, ces hauts-fonctionnaires qui servent l’Etat pour mieux le piller,
ces Gérard Mestrallet (Suez), ces Stéphane Richard (Orange), ces Michel Bon (France Télécom), ces Philippe Jaffré (Elf Aquitaine), ces Jean-Dominique Comolli (SEITA), qui passent au privé avec un morceau de la Nation.
Ces Michel Pébereau (BNP), François Villeroy de Galhau (BNP), Eric Lombard (BNP encore), Frédéric Lavenir (BNP toujours), cette BNP-Paribas qui a annexé Bercy.
Ces Jean-Jacques Barberis (Amundi), Bruno Bezard (Cathay Private Equity), Thierry Aulagnon (Société générale), qui conseillaient François Hollande, et que cet « adversaire », la Finance aura su charmer.
C’est Hugh Bailey, hier « conseiller industrie » de Macron, au moment où Alstom est cédé au rabais à General Electric, est devenu quoi ? directeur France de General electric.
La ploutocratie a pris ses aises, et je les nomme, certes. Aucune attaque ad hominem, pourtant, nulle dénonciation : avec toutes ces trahisons, on peut remplir un Bottin mondain, et l’essai de Laurent Mauduit, La Caste, s’apparente à un épuisant catalogue.
Aussi, l’heure n’est plus à accuser la corruption d’un homme.
C’est la corruption d’une classe.
C’est la corruption d’un système.
Et l’on rêve d’un nouvel Hercule, détournant le lit de la Seine vers les tours de la Défense, vers les hôtels particuliers des beaux quartiers, pour évacuer tout le fumier moral, toute cette puanteur polie, de ces écuries d’Augias sous les lambris.
Nous devons être ces nouveaux Hercules.
Nous devons nettoyer la République.
Il nous faut une loi de séparation de l’Argent et de l’État.