La coupe rase, une aberration écologique qui menace nos forêts

Écrit par Marc Web
Publication : 2020-06-16 17:42:03

Résultats d’une gestion industrielle des forêts, les coupes rases se développent en France. Forêts uniformisées, biodiversité en berne, érosion des sols et hausse des températures....

Des forêts moissonnées comme des champs de blé. Des machines qui arrachent, coupent et débitent un arbre en moins d’une minute. Des hectares entiers dévastés, la surface scalpée de toute végétation, creusée par des ornières béantes à même l’humus. Ces scènes ne se déroulent pas à l’autre bout du monde mais au cœur des massifs français, dans le Morvan, dans le Limousin, dans les Landes. En cause ? La sylviculture industrielle et la pratique, si singulière, des coupes rases qui s’est développée ces derniers temps.

« Les forêts françaises sont aujourd’hui à la croisée des chemins, comme le modèle agricole dans les années 1950 », alerte l’association Canopée. La menace d’une industrialisation plane et devient sur certains territoires de plus en plus palpable. Des forêts de feuillus diversifiées sont transformées en monocultures résineuses. L’âge d’exploitation des arbres est sans cesse abaissé. En France, 79 % des arbres ont moins de cent ans. Plus de la moitié des forêts du Morvan ont été remplacées par des plantations de douglas ou d’épicéas.

Au centre de ce système productiviste, la coupe rase cristallise toutes les tensions. Début juin, des associations écologistes, dont Canopée et SOS forêts, ont lancé une série d’actions et de manifestations pour dénoncer cette pratique. Des parlementaires, à l’initiative de la députée France insoumise Mathilde Panot vont aussi déposer dans les prochains jours une proposition de loi pour interdire les coupes rases supérieures à 0,5 hectare. Le bras de fer est engagé. Reporterre revient sur les éléments clés de la bataille.

Une coupe rase, qu’est-ce que c’est ?

Pour les habitants du Morvan ou du Limousin, la définition saute aux yeux. Le bruit des machines et le fracas des arbres qu’on tronçonne se déroulent devant chez eux. D’après l’Inventaire forestier national (IFN), une coupe rase « désigne en gestion forestière l’abattage de l’ensemble des arbres d’une parcelle ». Elle est utilisée soit pour remplacer une essence par une autre, souvent des feuillus par des résineux, soit pour couper l’ensemble d’une parcelle cultivée en futaie régulière : un modèle de gestion sylvicole où les arbres ont le même âge, la même hauteur et peuvent donc être abattus en même temps.

Les coupes rases ont pris de l’ampleur après la Seconde Guerre mondiale, d’abord aux États-Unis où les militaires ont reconverti leurs matériels — tanks et autres engins à chenilles — en outils agricoles et forestiers. Elles se sont ensuite propagées en Europe à mesure que la mécanisation des travaux forestiers s’intensifiait. Avec l’arrivée des abatteuses en France — ces monstres d’acier mi-tractopelle mi moissonneuse-batteuse — les coupes rases sont devenues la norme en futaie régulière. Les abatteuses remplacent entre huit et dix bûcherons, pèsent au moins vingt tonnes et empilent plus de 250m3 de bois par jour.



Pour l’association Canopée, « la coupe rase est indissociable d’un modèle industriel de la forêt ». Elle termine le cycle de la plantation artificielle et est d’autant plus rentable et efficace que la forêt est uniformisée. Ce système est portée par les grosses coopératives forestières qui proposent aux propriétaires une gestion clé en main. Elles détiennent sur l’ensemble de la filière un quasi monopole puisqu’elles produisent à la fois les plants, conduisent et conseillent les travaux et commercialisent le bois. La coopérative Alliance forêts bois, par exemple, vend un tiers des plants forestiers en France grâce à sa filiale Forelite. Elle a donc tout intérêt à préconiser des coupes rases... pour mieux vendre ensuite des travaux de plantation.

Peu de données existent pour évaluer en France l’étendue des coupes rases. La dernière étude remonte à 1999. Elle estimait à l’époque le nombre de coupes à 48.900 chaque année, couvrant une surface totale d’environ 104.300 hectares. Soit 0,8 % de la surface forestière nationale. Les chiffres actualisés manquent. Les plantations représenteraient aujourd’hui environ 16 % de la forêt française. Une proportion qui peut sembler assez faible à l’échelle nationale mais qui cache des disparités locales. Sur le plateau de Millevaches ou les Landes, par exemple, la majorité des forêts sont plantées et soumises aux coupes rases.

La demande accrue en bois énergie, depuis le Grenelle de l’environnement en 2007, contribue aussi à la multiplication de cette pratique. Les forêts sont de plus en plus considérées comme la solution miracle pour remplacer notre dépendance aux énergies fossiles et des arbres entiers sont transformés en granulés alors qu’ils pourraient être utilisés pour d’autres usages. Dans le projet de Stratégie nationale bas carbone, le gouvernement prévoit d’augmenter les coupes de 70 % d’ici 2050 — passant de 48 mégamètres cubes de bois récolté en 2015 à 65 en 2030 et 83 en 2050.

Quelles conséquences sur l’environnement et la biodiversité ?

Les coupes rases n’ont pas seulement un impact paysager ou esthétique, loin de là. En rasant du jour au lendemain l’ensemble d’une parcelle forestière, elles stoppent net le cycle de la vie et dégradent durablement les écosystèmes. Les espèces d’oiseaux associées aux gros bois perdent leurs habitats, comme les pics ou les sittelles, de même que les insectes xylophages ou encore les chiroptères. C’est tout un cortège d’animaux, de petits mammifères, de champignons et de plantes connexes qui s’en trouve bouleversé. La microfaune est broyée. Le monde fongique aussi.

« Après une coupe rase, la température peut augmenter de plus de dix degrés au sol, indique le naturaliste Alain-Claude Rameau, auteur du livre Nos forêts en danger (Atlande, 2017). Les champignons mycorhiziens — indispensables à l’alimentation des arbres — ne supportent pas le dessèchement ni l’exposition à de trop fortes températures. Ils sont éliminés, décrit-il. Une coupe rase peut aussi créer des frontières et être impossible à traverser pour des insectes comme le pique prune ou le grand capricorne. »

Plusieurs études montrent un déclin de la faune et la flore dans les milieux forestiers. 40 % des espèces de coléoptères saproxyliques (dépendant du bois mort) sont menacées. D’autres insectes le sont également comme la cétoine dorée, la lucane cerf-volant ou la rosalie alpine. Même des oiseaux sont concernés : la pie grièche grise, le torcol fourmilier ou le gobe mouche. L’homogénéisation des forêts explique en partie cette chute de la biodiversité. 30 % des insectes forestiers dépendent des arbres morts, 40 % des oiseaux des bois ont besoin d’arbres sénescents : ce sont des écosystèmes qui n’existent pas dans des plantations gérées en coupes rases.

L’utilisation de matériels lourds — abatteuses et débardeurs — malmène aussi les sols, elle les tasse et les rend durs comme une cuirasse de béton. Elle appauvrit la vie organique. L’arrachage des souches enlève également une source précieuse d’humus et de minéraux. « Il faut cent ans pour fabriquer un centimètre de sol forestier et dix minutes pour le détruire », résume Vincent Magnet, adhérent de l’association Nature sur un plateau dans le Limousin.

Mis à nu, le sol s’érode. Avec la pluie, sur les parcelles en pente, la terre descend dans les fonds de vallons, polluant les rivières et ensablant les frayères. L’association Eaux et rivières du Limousin a porté plainte à plusieurs reprises contre la filière bois. Les procès sont toujours en cours.

Quels impacts sur le climat ?

Le changement climatique sert d’alibi pour accroître les coupes rases. Les sécheresses et les attaques de pathogènes se multiplient notamment dans l’est de la France où la mortalité des arbres et les dépérissements sont très importants. « La filière en profite pour raser des peuplements jugés pas assez productifs en les remplaçant par des plantations », regrette l’association SOS forêt.

Pour accélérer le rythme des coupes, les industriels affirment, en effet, que les forêts vieillissantes seraient mal adaptées aux changements climatiques et que les jeunes plantations stockeraient plus de carbone. Ces deux arguments ne sont pourtant pas avérés scientifiquement.

De récents travaux, dans la revue Nature notamment, ont montré que les forêts âgées de plusieurs siècles, voire de millénaires, continuaient d’absorber du carbone. Le stockage ne se fait pas seulement dans la biomasse aérienne mais dans les sols forestiers. « Plus ces sols sont riches avec une forte activité biologique, plus il y a de carbone accumulé », précise le professeur au Museum national d’histoire naturelle, Jean-François Po

En mettant subitement à nu une forêt et en retournant la terre, une coupe rase peut être particulièrement néfaste. La matière organique se décompose et la coupe libère le carbone qui était stocké dans le sol. Nicolas Martin, chercheur à l’Inra (Institut national de recherche agronomique), a calculé qu’il faut environ 40 ans pour que la forêt compense les émissions qu’elle a produite suite à la coupe. « À court-terme, ce n’est donc pas neutre. Augmenter les coupes est incompatible avec les objectifs de la COP21 et l’urgence de la crise », dit-il.

Une étude parue en 2016 dans la revue Science remet aussi en cause le mode de gestion des forêts et leur capacité à tempérer le changement climatique. Les scientifiques y révèlent que « sur plus de deux siècles si les forêts étaient restées majoritairement feuillues et non gérées, elles auraient stocké 10 % de carbone en plus ». Remplacer des feuillus par des conifères, comme c’est le cas dans le Morvan, n’est pas forcément une bonne idée d’un point de vue climatique. Un article publié en 2018 dans la revue Nature montrait que les résineux, plus sombres, captaient plus de chaleur et alimentaient le réchauffement.

En rasant la végétation, la coupe rase accroît aussi les températures. Tout récemment, le 25 mai dernier, le CNRS a encouragé à maintenir en permanence un couvert forestier dense. « On augmente ainsi l’effet tampon de la canopée forestière qui agit comme une couverture isolante atténuant les températures maximales journalières, écrivent les scientifiques. Sur le long terme, une augmentation de cet effet tampon permet d’infléchir la courbe du réchauffement climatique tel que ressentie dans le sous-bois et ainsi de laisser le temps aux communautés végétales inféodées à ces milieux de s’adapter à ce changement. »

Existe-t-il des alternatives ?

Les coupes rases ne sont en rien une fatalité. De nombreux pays ont décidé de les réglementer voire de les interdire. Depuis 1902, la Suisse a banni les coupes rases de son pays. Dans une loi de 1991, elle précise que « les coupes rases et toutes les formes d’exploitation dont les effets pervers peuvent être assimilés à ceux des coupes rases sont inadmissibles ». En 1948, la Slovénie a suivi son exemple et rendu obligatoire « une sylviculture proche de la nature ». Depuis 1975, l’Autriche soumet les coupes de plus de 0,5 hectare à une autorisation spéciale et interdit celles de plus de deux hectares. Plusieurs Länder d’Allemagne ont aussi imposé de fortes restrictions aux coupes rases.

En Lettonie, leur taille est régulée en fonction du type de sol. Sur sol sec, elle ne doit pas dépasser cinq hectares. Sur sol humide, la coupe se fait par bandes n’excédant pas cinquante mètres de largeur pour les sols tourbeux, et cent mètres pour les sols minéraux. Toutes ces politiques se veulent des réponses locales aux dégradations des écosystèmes forestiers.

À l’inverse, en France, la réglementation est assez permissive. Par exemple, l’article L124-6 du code forestier fixe une obligation de reconstitution du peuplement au plus tard cinq ans après une coupe rase plutôt que de définir une surface maximale à partir de laquelle les conséquences négatives des coupes rases seraient interdites.« Autrement dit, dans le code forestier actuel, la forêt n’est pas définie comme un écosystème vivant mais plutôt comme un capital dont on souhaite assurer la capacité à fructifier », analyse l’association Canopée.

Pourtant des alternatives existent. Depuis les années 1980, le collectif Pro silva qui compte près de 300 propriétaires en France prône la futaie irrégulière – une forêt diversifiée avec un mélange d’essence que l’on récolte pied par pied. Partout en France, des collectifs citoyens rachètent aussi des monocultures résineuses pour les gérer différemment en introduisant peu à peu des feuillus et en bannissant les coupes rases. Et ces modèles n’ont rien d’une utopie, ils fonctionnent dès à présent.